Les bûches d’or, de Maxime Audouin

J’ai entendu de sages paroles disant que l’engrais était de l’or. Rien de mieux que cette nouvelle en forme de conte de Noël pour vérifier l’adage !

Joyeux Noël à tous et à l’année prochaine !

Les bûches d’or

I

C’était un fier original que le père Granger !
Avec quasi la fortune du marquis de Carabas, il vivait ainsi qu’un miséreux. Déjeté et noué comme un pied de vigne par une ancienne sciatique, mais encore robuste, et l’œil malicieux derrière les lunettes à branches de fer, coiffé d’une casquette à oreillettes, affublé d’une veste crasseuse, chaussé de gros sabots de bois fourrés de paille, on le voyait trottiner par le bourg, de son pas tortueux de vieux crabe mutilé, roulant une brouette déclinquée dans laquelle il récoltait précieusement, tout du long de la grand’rue, – révérence parler, – les… inconvenances des chevaux pour en engraisser son jardin.

Notez que le père Granger avait fait ses études dans un collège ; il était même, disait-on, bachelier ; en tout cas, il passait pour un savant.

Avar ?… Mon Dieux ! non, le bonhomme savait se montrer généreux, à l’occasion… Elu conseiller municipal, il avait, de ses deniers, doté la commune d’une pompe à incendie, d’une crèche, et fondé une demi-douzaine de lits à l’hôpital de la ville voisine, – le tout sans vaine ostentation… Seulement, c’était son goût, et peut-être son orgueil, de mener cette existence de « chercheux de pain »…

En ce monde, chacun son plaisir, comme l’on dit ; celui-là, du moins, ne causait de tort à personne.

Le père Granger possédait la plus belle maison du bourg, achetée à une vente de biens hypothécaires pour le tiers ou le quart de sa valeur, un vrai petit château seigneurial, avec des sculptures, des tourelles, des toits en poivrière, des girouettes, – rien n’y manquait, – et des meubles tels qu’on ne voit pas les pareils tous les jours.

Eh bien ! sitôt entré en possession de son nouveau logis, le père Granger s’était empressé de faire monter sous les combles armoires, glaces, buffets, crédences, chiffonniers, bahuts, lustres, tentures et fauteuils.
La salle-à-manger, avec ses boiseries merveilleuses et son plafond à caissons sculptés, avait été transformée en poulaillerie, ainsi que le salon, du reste, sans le moindre respect pour ses panneaux laqués et dorés sur toutes leurs moulures et pour sa splendide cheminée de marbre blanc. Les chambres-à-coucher étaient devenues des greniers à blé et à fourrage, la serre une vacherie, et la bibliothèque un pigeonnier.

Quelle pitié !…

Le temps qu’il ne consacrait point à ramasser de la fumure dans la grand’rue, le père Granger le passait presque en entier à sa terre de la Saulaye, un bout de pré transformé en jardin, entouré de larges fossés comme un îlot, et bordé de saules, – d’où le nom de cet enclos. Il avait construit là, de ses mains, une cahute en bois et torchis qui lui servait d’atelier et où il restait des longueurs de journées à menuiser, à « trafiquer » on ne savait trop quoi, – car défense à quiconque de franchir le seuil de la Saulaye ! Il s’était fabriqué un lit, une table, des escabeaux. Il se plaisait là, dans cette espèce de cabane de Robinson, et souventes fois il lui arrivait d’y coucher la nuit, dédaigneux des lambris et des moelleuses courtines de son château. Ah ! oui donc, un fier original que ce père Granger !

II

Le père Granger avait une gouvernante et un neveu.

De la gouvernante Manon, nous ne dirons pas grand’chose, – de bon tout au moins. On eût cherché à pas mal de lieues à la ronde avant de rencontrer une créature plus rapace, d’esprit à la fois plus dominateur et plus astucieux. Elle avait su conquérir un incroyable empire sur son maître, qu’elle conduisait à sa fantaisie et qui la craignait comme le feu.

Quant à Jean-Paul, le neveu, si vous eussiez demandé à la petite Francine Boiseau ce qu’elle pensait de ce beau garçon blond comme les blés mûrs, avec des yeux couleur de ciel où il n’habitait que de la bonté, sans le moindre grain de malice, elle vous eût appris que Jean-Paul résumait en lui toutes les qualités qu’une fille, si difficile soit-elle, peut souhaiter dans un promis.

Car Jean-Paul et Francine avaient échangé l’anneau des fiançailles, et nous croyons superflu d’ajouter qu’ils s’adoraient.

Le père Boiseau et l’oncle Granger n’avaient vu à ces amours aucun empêchement, l’un parce que, affectionnant sincèrement son neveu, il ne voulait que son bonheur et que c’eût été à coup sûr le jeter dans le désespoir que de le contrarier dans son inclination, – l’autre pour des raisons différentes, ainsi que le démontrera la suite de notre récit.

Or, voilà que, sur ces entrefaites, l’oncle Granger tomba subitement malade d’une attaque de paralysie, et que la terrible Manon, de jour, de nuit, s’installa à son chevet, ne permettant à âme-qui-vive de l’approcher, pas même au désolé Jean-Paul, – si ce n’est toutefois au notaire qu’elle manda pour coucher sur le papier, en due forme, les dernières volontés de « son » monsieur. Après quoi, le bonhomme ne tarda pas à trépasser, comme s’il n’eût attendu que l’exécution de cette suprême formalité pour s’en aller rouler sa brouette dans un autre monde.

Et vous devez penser si, de l’humeur que vous lui connaissez, les funérailles accomplies, Manon chôma de courir chez le notaire pour réclamer l’ouverture du testament !

Elle ne savait que trop bien, d’avance, à quoi s’en tenir sur le contenu d’icelui…

Hélas ! le matin qui précédait la Noël, convoqué avec la gouvernante dans le cabinet du tabellion, Jean-Paul apprit que l’oncle Granger abandonnait à cette créature la totalité de son bien, ne lui laissant à lui-même que les deux ou trois arpents de terre de la Saulaye et la cabane, « avec, ajoutait le testament, ses meubles meublants », – ironique souvenir !

Ce n’était point un garçon cupide que le pauvre Jean-Paul, il avait affectionné sincèrement son oncle, et s’il conçut un peu de dépit de ces étranges dispositions, ce ne fut qu’en raison de la privation du bien-être qu’il avait pu espérer apporter à sa petite Francine en l’épousant.

Il passa lui conter sa mésaventure au sortir de l’étude du notaire, et comme elle n’était guère plus intéressée que son promis, si elle fut déçue, elle ne lui en fit pas pour cela moins bon visage, se contentant de dire :
– Eh bien ! mon Jean-Paul, nous travaillerons davantage, et il n’y a pas là de quoi nous faire un grand chagrin !

Brave enfant, va !… gentil cœur !

Tout autre, par contre, fut l’accueil du père Boiseau.

Certaines de ses terres jouxtaient celles du défunt, et il avait rêvé de s’arrondir avec l’héritage de son futur gendre, qu’il savait d’humeur accommodante et peu enclin à résister à ses désirs.

Mais pas d’héritage ?… Dame ! bonsoir, la compagnie !… La fille d’un riche homme n’est point le fait d’un sans-le-sou !

C’est ce que le père Boiseau ne prit nuls gants, vous pouvez m’en croire, pour répondre aux doléances de l’amoureux.

Et, vert et sec, il vous lui ferma la porte au nez !

Alors, tandis que Francine sanglotait à fendre l’âme dans un coin, le pauvre Jean-Paul s’en fut, de son côté, désespéré.

III

Et où aller ?… Jean-Paul était orphelin… Jusque-là, il avait vécu chez son oncle, surveillant les terres, soignant le bétail, s’occupant à tout du mieux qu’il pouvait, hardi travailleur, ne boudant point à la besogne, mais, avec cela, sans un métier déterminé…

A quoi bon, en somme, puisqu’il devait posséder le bien de son oncle, un jour venant ?

Or, voilà qu’il se trouvait, tout de go, autant dire sans feu ni lieu, car n’était-ce point une dérision que cette méchante cassine de la Saulaye, – compris « ses meubles meublants » ?

Point d’autre porte où frapper que celle de la voleuse d’héritage, cette coquine de Manon !

Jean-Paul se rendit donc au « château » demander le gîte et le souper jusqu’à ce qu’il eût avisé à mieux.

Mais il reçut là un bel accueil !… La Manon, sitôt de retour de chez le notaire, n’avait eu rien de plus pressé, comme bien on suppose, que de fourrer son nez dans les paperasses du défunt, à seule fin de s’assurer de la valeur de l’héritage… Or, n’avait-elle pas découvert, la Manon, que ce facétieux de père Granger avait engagé ses biens, sur belles et bonnes hypothèques, pour la totalité de leur valeur ?… A telle enseigne qu’il n’avait laissé, en réalité, à sa malgracieuse légataire, rien d’autre, ou guère s’en faut, que les soucis d’une pharamineuse liquidation à opérer !… Qu’avait-il donc pu faire, le vieux grigou, de l’argent reçu en retour de l’engagement de ses biens ?

Je vous laisse à deviner la façon engageante dont fut reçu le neveu !

– Fainéant !… Race de voleurs !… Canaille !

Et ci, et ça, et bien d’autres compliments encore !

Bref, Manon jeta à Jean-Paul ses nippes par la fenêtre, en l’invitant à aller se faire pendre ailleurs !

Se pendre ?… C’était, ma foi ! une solution après tout, et notre Jean-Paul y pensa sérieusement, car en un jour et d’un seul coup tout lui manquait !… Mais on ne se pend pas à la veille de la Noël, et le pauvre garçon, ayant ramassé son petit bagage, se dirigea, faute d’un autre asile, vers sa « propriété » de la Saulaye.

Il pénétra donc dans le triste logis, se laissa tomber sur un escabeau et, plongeant sa tête dans ses mains, s’abandonna à ses réflexions qui n’étaient pas de couleur de rose, je vous prie de le croire !

La nuit vint. Le vent s’était levé, un vent du Nord glacial, qui entrait avec des sifflements rageurs, comme à travers une écumoire, par les mille trous des murs de torchis. Jean-Paul, se sentant frissonner, alluma une résine et inventoria l’intérieur de la cassine où, du vivant de son oncle, nul, pas même lui, n’avait été admis à pénétrer.

Il avisa un grossier foyer, à côté duquel s’entassait une pile de bûches provenant des arbres formant la clôture de la propriété, et bien sèches, mises là, sans doute, depuis des années.

Le jeune homme transporta trois ou quatre de ces bûches dans le foyer, non sans peine, car elles étaient énormes et lui parurent extraordinairement lourdes ; une poignée de copeaux y mit aisément le feu, et une belle flamme claire ne tarda pas à illuminer la pauvre cahute.

– Allons ! pensa Jean-Paul mélancoliquement, autant de gagné !… Je ne mourrai toujours pas de froid cette nuit !… Et, maintenant, couchons-nous !… Qui dort dîne !…

Le lit se composait d’un cadre de bois sommairement équarri, avec un sac de « balle » d’avoine pour matelas, et une peau de mouton pour couverture ; mais dans la situation de Jean-Paul, on n’y regarde pas de si près !

Tandis qu’il ôtait ses sabots, l’idée lui vint de les placer devant l’âtre, comme au temps de sa petites enfance, quand l’oncle y déposait, dans la nuit de Noël, quelque menu cadeau, – singulière superstition dont il fut le premier à sourire, – oh ! d’un sourire bien mélancolique ! – en songeant à sa détermination fermement arrêtée d’en finir bientôt avec la vie.

Après quoi, ayant envoyé une dernière pensée à sa chère Francine et ramené la peau de mouton sur son nez, il s’endormit au son des cloches du bourg, carillonnant à toute volée, et aux crépitements des vieilles bûches jetant joyeusement de fantastiques gerbes d’étincelles…

IV

A l’âge de notre héros, il n’est pas d’émotions qui tiennent contre le besoin de sommeil, et Jean-Paul dormit à poings fermés jusqu’au grand jour.

Lorsqu’il s’éveilla, des rais de soleil pénétraient par toutes les fentes de la cabane. Il faisait une claire journée, un froid sec. Jean-Paul se frotta les yeux, s’étira paresseusement, puis, rejetant sa peau de mouton, sauta à bas de sa couche rustique et chercha ses sabots…

Alors il se souvint.

– Ah ! fit-il en souriant tristement, parions que l’ongle m’aura oublié !…

Erreur !…

Dans l’âtre refroidi, au milieu d’un tas de cendres, quelque chose reluisait, – reluisait à tel point que l’on eût dit un lingot d’or !

De l’or ?… Allons donc !…

Jean-Paul s’approcha, incrédule, regarda, douta encore un instant, – et, enfin, poussa un cri de joie !

Eh bien ! oui… devant les sabots… il y avait, là… il y avait, – riez si vous voulez, mes amis ! – il y avait, vrai de vrai ! un monceau de pièces d’or !…

– Mais, objecterez-vous, d’où pouvait sortir un pareil trésor ?

Des bûches, parbleu ! tout simplement des belles bûches de saule, transformées en autant de coffres-forts par cet oncle ingénieux !

Et le tas, – ainsi qu’il suffit au neveu de quelques coups de hache pour s’en convaincre, – le tas entier était farci du précieux métal, – les bûches, toutes les bûches, étaient des bûches d’or !…

Le père Granger prouvait ainsi, décidément, jusque dans la mort, qu’il n’avait pas volé sa réputation de fieffé original !

V

Le dénouement, on le devine : notre Jean-Paul obtint la main de sa chère Francine, la cupide Manon mourut de jalousie, et, avec le contenu des « meubles meublants de la Saulaye », les jeunes époux achetèrent le château où, toutes choses remises à leur vraie place, fauteuils au salon, volailles au poulailler, ils vécurent heureux – comme on l’est dans les contes de fées.

Le Petit Parisien, 23 décembre 1900

La récompense, de Paul Margueritte

Voici un texte sur le trafic parisien, au suspense insoutenable !

La récompense

Je venais de traverser l’avenue devant les Quatre-Saisons. Pas sans peine. C’est le carrefour de la mort pour les piétons. Aucun sergent de ville n’y dresse son bâton blanc, et les autobus-crapauds, pareils à des monstres couleur chocolat, s’y croisent avec les hautes impériales des trams jaunes. Autos, bicyclettes, fiacres, fourgons de livraison, partout le péril écraseur vous guette, vous happe. Ouf ! me voici sauf.

Une motocyclette m’a frôlé de son pneu d’avant, un percheron a failli me mordre, et je revois encore l’éperon massif dardé sur moi, d’une auto de course. Sale endroit !

Atteindre le trottoir d’en face paraît, dans ces conditions, une chance inespérée ; on en a chaud dans le dos et la vie se diapre de beautés nouvelles. Les vitrines des magasins étincellent, gaies. C’est joli, les muguets et les pivoines de cette petite voiture ! Décidément, rien ne vaut le bon asphalte à la fois solide et velouté sous la semelle, l’asphalte, refuge de salut et de paix.

C’est extraordinaire qu’il n’y ait pas davantage d’accidents ! Et d’abord, Paris sera bientôt impossible. Les rues éclatent de trop-plein, l’encombrement vous fait perdre des quarts d’heure. Cela devient exaspérant : trépidation, tumulte, cette fièvre de mouvement et de bruit, coupée de brusques arrêts, au signal augural du gardien de la paix.

Cela surtout m’irrite. Tout grouille, se démène, vibre de mouvement et de bruit, et pan ! le bâton blanc du sorcier à casquette galonnée se dresse : tout le monde tombe en catalepsie : les autos se pétrifient ; les chevaux se figent les piétons se font statues. On est mort. Puis le bâton s’abaisse ; et la folie reprend, la course au massacre.

Tenez, regardez-moi ça. Pitié ! Le petit garçon pâtissier… Et allez donc, plouf ! sa corbeille à terre, lui aussi, et le saint-honoré qui blanchit le sabot de ce cheval de maître. Hors du coupé, une tête de vieille dame se penche, effarée. Bon ! L’enfant n’a rien, qu’un accroc à sa culotte. Il l’a échappé belle.

Et ceux-là qui attendent, sur l’autre trottoir, les traits crispés. Un long monsieur furibond s’élance et, d’un saut de carpe, se rejette en arrière, juste à temps. IL n’a rien… J’ai cru que le timon de cette voiture des postes… Froids, résolus, cochers et chauffeurs ont l’air de bourreaux calmes, asservis à une fatalité inexorable.

Les visages des gens calés sur les coussins, et ceux des malheureux qui restent en panne sur leurs jambes, les avez-vous jamais observés ? Quel contraste ! Le dédain des uns, l’envie des autres. Toute une mentalité différente, l’écart entre des cartes artificiellement crées par cette simple attitude : assis ou debout.

L’homme en voiture a l’air de dire : « Ils sont extraordinaires, ces escargots-là. Ne faudrait-il pas s’arrêter pour eux !… » Le piéton semble répondre : « Et quand vous aurez fini de rouler sous les roues le pauvre monde ! » Et les uns écrasent, et les autres se font écraser pour le même motif : pas assez de prudence ou trop.

– Monsieur, me dit une voix bizarre, cahotante et fêlée, je vous prie de me faire traverser.

Une vieille femme épouvantée se tenait contre moi. Rang social, ma foi, bien embarrassé pour le dire. Robe de marchande à la toilette et chapeau de cuisinière endimanchée. Grosse figure rouge, cheveux gris, une ombrelle, un sac, des paquets partout, dans les mains, à chaque doigt, et sous le bras un petit chien ridicule, un de ces petits chiens noir et feu qui ont des pattes d’allumettes et tiendraient dans un sucrier.

Traverser ? Elle en parle à son aise ! Je sors d’en prendre, moi. Et tenter une seconde fois le destin ? Que faire ? Mais ai-je le choix ? On est Français et courtois. Du moment que cette hétéroclite vieille me demandait secours, impossible de me dérober. D’autre part, à risquer de nouveau ma vie, j’eusse préféré que ce fût pour une jeune et jolie femme. Mon Dieu oui. Et vous ? Oh ! que c’était contrariant ! Allons, du courage ! Une, deux !

Non, laissons passer ce camion verdâtre.

– Madame, prenez mon bras.

Facile à dire. Avec quoi l’eût-elle pris ? En lâchant Bijou ou trois paquets sur six ? Ce fut moi qui dus la saisir au coude, comme un sergent de ville quand il conduit un malandrin au poste. Vexant ! On veut bien rendre service, mais pas se faire remarquer. Pour qui allait-on la prendre, cette dame vétuste ? Pour ma tante ? Eh bien ! alors, c’est qu’on se ficelle bien mal dans ma famille. Oui, et puis j’aurai à retraverser ensuite, que ça m’amuse ou non !

Allons-y ! Mais la vieille ne démarre pas. Elle colle au trottoir. Elle jappe :
– Attendez que cette voiture des pompes funèbres… Et cette auto !… Bijou va tomber. Mon Dieu ! la ficelle de ce sac se défait ! Non ! Non, pas encore !

Ah mais, ah ! mais, il faut savoir ce qu’on veut dans la vie. Compte-t-elle traverser ou non ? Je la presse d’une voix insinuante. Justement voilà un vide ; profitons-en. Bon ! Elle se cramponne à moi ; un paquet, deux paquets lui échappent. Et ce break de touristes, à quatre chevaux, fonce sur nous. Perdus ! Sauvés !

Vite, je ramasse les paquets. Dieux justes ! D’un pot de confiture cassé, une marmelade de groseille coule.

Traverserons-nous enfin ?

– Non ! Non ! crie la vieille.
– Mais fiez-vous donc à moi, madame !
– Non, non ! Ramenez-moi, j’ai peur !

Et elle s’accroche à mon épaule, tandis qu’une auto érafle mon jarret. Un effort désespéré ; je l’entraîne de force ; nous contournons un fiacre ; nous esquivons un cab rouge de grand magasin, je désarçonne un garçon boucher de sa bicyclette, et rouge, haletant, hagard, je la pousse comme un colis vivant devant moi, avec une énergie désespérée.

– Ah ! Mon Dieu, se lamente-t-elle.

Je perds mon chapeau, je rattrape au vol Bijou, qui me griffe, je vois le trottoir, nous l’atteignons ; j’y projette, en l’enlevant dans mes bras, la vieille dame, qui glousse, y trépigne, gesticule de terreur et de révolte.

Et je n’ai pas le temps de jouir de mon triomphe et de goûter la joie de ma bonne action. Un choc terrible me renverse, abolit en moi toute conscience. On dirait qu’une maison s’écroule sur ma tête et que des milliers de rats me dévorent de leurs dents aiguës. Je me réveille – combien de temps après ? – dans un lit, enveloppé de bandelettes comme une momie. Qu’est-ce que c’est que cette apparition céleste ? Cette belle et grande jeune fille qui, penchée sur mon oreiller, épie mon regard et me sourit avec bonté ?

– Chut ! Ne parlez pas… Vous allez bientôt guérir, si vous êtes raisonnable.

Est-ce que je rêve encore ?

Elle a des cheveux bruns, d’un ton chaud et mat, des yeux bleus, d’une expression profonde, grave et tendre. Il me semble qu’elle est mon amie, que je la connais depuis longtemps…

Derrière elle, une figure rougeaude, sous des cheveux gris, une figure heureuse de vieille femme bizarre me cligne de l’œil et grimace. Celle-là, je la reconnais. Mais que fait-elle ici ? Ou plutôt, où suis-je ? Cette chambre, ces meubles me sont étrangers.

C’est vrai, je dois avoir quelque chose de cassé ? Bras ? Jambe ? Crâne ? Thorax ? Pas tout à la fois, j’espère ?

Je referme docilement les yeux. Et quand je les rouvre quelques heures après, l’énigme s’explique, prosaïquement, simplet et pourtant invraisemblable comme un conte de fées. La vieille dame que j’ai fait « traverser », par bonheur, n’est pas ingrate, par chance, a une fille et, par miracle, est riche. Elle n’a pas voulu qu’une autre qu’elle et Hélène – Hélène, le délicieux nom ! – me soignassent.

Elle m’a fait transporter chez elle ; et voilà.

Et voilà : je me rétablis de jour en jour. Hélène m’aime, je l’aime ; nous nous marions le mois prochain.

L’Action française, 18 janvier 1922

Farce normande, de Guy de Maupassant

Voici un texte de Maupassant, bien plus léger que le dernier (!), où se mélangent nuit de noce, braconnage et trous normands. Un joyeux programme !

Farce normande

La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient d’abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.

Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. C’était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à satisfaire cette passion, et dépensait de l’argent gros comme lui pour ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.

La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée ; mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu’il lui plaisait mieux que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu’il avait plus d’écus.

Lorsqu’ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante coups de fusil éclatèrent sans qu’on vît les tireurs cachés dans les fossés. À ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigotaient lourdement en leurs habits de fête ; et Patu, quittant sa femme, sauta sur un valet qu’il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.

Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à travers l’herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la noce.

Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui semblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaient d’anciens couvre-chefs à poils longs, qu’on aurait dits en peau de taupe ; les plus humbles étaient couronnés de casquettes.

Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclat semblait étonner les poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les pigeons sur les toits de chaume.

Tout le vert de la campagne, le vert de l’herbe et des arbres, semblait exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.

La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s’exhalait du vaste bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.

Comme un serpent, la suite des invités s’allongeait à travers la cour. Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, s’éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de pauvres curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de tous les côtés à la fois, mêlant à l’air une buée de poudre et cette odeur qui grise comme de l’absinthe.

Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces ornements.

La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent personnes.

On s’assit à deux heures. À huit heures on mangeait encore. Les hommes déboutonnés, en bras de chemise,la face rougie, engloutissaient comme des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.

Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre d’eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les têtes.

De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait jusqu’aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim nouvelle aux dents.

Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas, restaient à table par pudeur. Mais une d’elles, plus gênée, étant sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.

C’étaient des bordées d’obscénités lâchées à travers la table, et toutes sur la nuit nuptiale. L’arsenal de l’esprit paysan fut vidé. Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire retentissant les deux enfilées de convives.

Un vieux à cheveux gris appelait : « Les voyageurs pour Mézidon en voiture. » Et c’étaient des hurlements de gaieté.

Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils trépignaient en chuchotant.

L’un d’eux, soudain, profitant d’un moment de calme, cria :

— C’est les braconniers qui vont s’en donner c’te nuit, avec la lune qu’y a !… Dis donc, Jean, c’est pas c’te lune-là qu’tu guetteras, toi ?

Le marié, brusquement, se tourna :

— Qu’i z’y viennent, les braconniers !

Mais l’autre se mit à rire :

— Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besogne pour ça !

Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres vibrèrent.

Mais le marié, à l’idée qu’on pouvait profiter de sa noce pour braconner chez lui, devint furieux :

— J’te dis qu’ça : qu’i z’y viennent !

Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un peu rougir la mariée, toute frémissante d’attente.

Puis, quand on eut bu des barils d’eau-de-vie, chacun partit se coucher ; et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme ; et, comme il y faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l’auvent. Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait sur la commode ; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des bourgeois dans les villes.

Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un cigare, en regardant de coin sa compagne.

Il la guettait d’un œil luisant, plus sensuel que tendre ; car il la désirait plutôt qu’il ne l’aimait ; et, soudain, d’un mouvement brusque, comme un homme qui va se mettre à l’ouvrage, il enleva son habit.

Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, puis elle lui dit, le tutoyant depuis l’enfance : « Va te cacher là-bas, derrière les rideaux, que j’me mette au lit. »

Il fit mine de refuser, puis il y alla d’un air sournois, et se dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils jouaient d’une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans gêne.

Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et s’aplatit en rond par terre. Elle l’y laissa, l’enjamba, nue sous la chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts chantèrent sous son poids.

Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait vers sa femme, cherchant ses lèvres qu’elle cachait dans l’oreiller, quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des Râpées, lui sembla-t-il.

Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à la fenêtre, il décrocha l’auvent.

La pleine lune baignait la cour d’une lumière jaune. L’ombre des pommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin, la campagne, couverte de moissons mûres, luisait.

Comme Jean s’était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le tirant en arrière, murmura : « Laisse donc, qu’est-ce que ça fait, viens-t’en. »

Il se retourna, la saisit, l’étreignit, la palpant sous la toile légère ; et, l’enlevant dans ses bras robustes, il l’emporta vers leur couche.

Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.

Alors Jean, secoué d’une colère tumultueuse, jura : « Nom de D… ! ils croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?… Attends, attends ! » Il se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et, comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.

Elle attendit une heure, deux heures, jusqu’au jour. Son mari ne rentra pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa course après les braconniers.

Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche du maître.

On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l’envers, avec trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine :

— Qui va à la chasse, perd sa place.

Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d’épousailles, il ajoutait : « Oh ! pour une farce ! c’était une bonne farce. Ils m’ont pris dans un collet comme un lapin, les salauds, et ils m’ont caché la tête dans un sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux ! »

Et voilà comment on s’amuse, les jours de noce, au pays normand.

Gil Blas, 1882

Il est élu, de Zo d’Axa

Zo d’Axa est incroyable de lucidité. C’est une véritable découverte pour moi. Mais dans un sens, il est aussi décourageant : quelles que soient les époques, finalement, rien ne change…

Il est élu

Bonnes Gens de la Ville,
Électeurs,

Écoutez l’édifiante histoire d’un joli petit âne blanc, candidat dans la Capitale. Ce n’est pas conte de mère l’Oie, ni récit de Petit Journal. C’est une histoire véridique pour les vieux gosses qui votent encore :

Un bourriquet, fils du pays de La Fontaine et de Rabelais, un âne si blanc que M. Vervoort en a mangé gloutonnement, briguait au jeu électoral un mandat de législateur. Le jour des élections venu, ce bourriquet, candidat-type, répondant au nom clair de Nul, fit une manœuvre de la dernière heure.

Par le chaud dimanche de mai où le peuple courait aux urnes, l’âne blanc, le candidat Nul, juché sur un char de triomphe et traîné par des électeurs, traversa Paris, sa bonne ville.

D’aplomb sur pattes, oreilles au vent, émergeant, fier, du véhicule bariolé de ses manifestes — du véhicule à forme d’urne ! la tête haute entre le verre d’eau et la sonnette présidentielle, il passa parmi des colères et des bravos et des lazzis…

L’Âne vit Paris qui le regardait.

Paris ! Le Paris qui vote, la cohue, le peuple souverain tous les quatre ans… Le peuple suffisamment nigaud pour croire que la souveraineté consiste à se nommer des maîtres.

Comme parqués devant les mairies, c’était des troupeaux d’électeurs, des hébétés, des fétichistes qui tenaient le petit bulletin par lequel ils disent : J’abdique.

Monsieur Un Tel les représentera. Il les représentera d’autant mieux qu’il ne représente aucune idée. Et ça ira ! On fera des lois, on balancera des budgets. Les lois seront des chaînes de plus ; les budgets, des impôts nouveaux…

Lentement, l’Âne parcourait les rues.

Sur son passage, les murailles se couvraient d’affiches que placardaient des membres de son comité, tandis que d’autres distribuaient ses proclamations à la foule :

« Réfléchissez, chers citoyens. Vous savez que vos élus vous trompent, vous ont trompés, vous tromperont — et pourtant vous allez voter… Votez donc pour moi ! Nommez l’Âne !… On n’est pas plus bête que vous. »

Cette franchise, un peu brutale, n’était pas du goût de tout le monde.

— On nous insulte, hurlaient les uns.

— On ridiculise le suffrage universel, s’écriaient d’autres plus justement.

Quelqu’un tendit son poing vers l’âne, rageusement, et dit :

— Sale Juif !

Mais un rire fusait, sonore. On acclamait le candidat. Bravement l’électeur se moquait et de lui-même et de ses élus. Les chapeaux s’agitaient, les cannes. Des femmes ont jeté des fleurs…

L’Âne passait.

Il descendait du haut Montmartre, allant vers le Quartier Latin. Il traversa les grands boulevards, le Croissant où se cuisine, sans sel, l’ordinaire que vendent les gazettes, il vit les Halles où des meurt-de-faim, des hommes du Peuple-Souverain, glanent dans des tas de détritus ; les Quais où des Électeurs élisent les ponts comme logis…

Cœur et Cerveau !… C’était Paris. C’était ça la Démocratie !

On est tous frères, vieux vagabonds ! Plaignez le bourgeois ! il a la goutte… et c’est votre frère, gens sans pain, homme sans travail et mère lasse qui, ce soir, rentrerez chez vous pour mourir avec les petits…

On est tous frères, jeune conscrit ! C’est ton frère, l’officier, là-bas, corset de fille et front barré. Salue ! Fixe ! la main dans le rang… Le Code te guette — le Code militaire. Douze balles dans la peau pour un geste. C’est le tarif Républicain.

L’Âne arrivait devant le Sénat.

Il longea le Palais d’où le poste sortit en bousculade ; il suivit extérieurement, hélas ! les jardins trop verts. Puis ce fut le boulevard Saint-Michel. À la terrasse des cafés, des jeunes gens battaient des mains. La foule sans cesse grossissante s’arrachait les proclamations. Des étudiants s’attelaient au char, un professeur poussait aux roues…

Or, comme trois heures sonnaient, apparurent des gens de police.

Depuis dix heures du matin, de poste en commissariat, le télégraphe et le téléphone signalaient le passage étrange de l’animal subversif. L’ordre d’amener était lancé : Arrêtez l’Âne ! Et, maintenant, les sergents du guet barraient la route au candidat.

Près de la place Saint-Michel, le fidèle comité de Nul fut sommé par la force armée de reconduire son client au plus proche commissariat. Naturellement le Comité passa outre — il passa la Seine. Et bientôt le char faisait halte devant le Palais de Justice.

Plus nombreux, les sergents de ville cernaient l’Âne blanc, impassible. Le Candidat était arrêté à la porte de ce Palais de Justice d’où les députés, les chéquards, tous les grands voleurs sortent libres.

Parmi le flot populaire, le char avait des mouvements de roulis. Les agents, brigadier en tête, avaient saisi les brancards et s’étaient passé la bricole. Le Comité n’insistait plus : il harnachait les sergents de ville…

Ainsi fut lâché l’âne blanc par ses plus chauds partisans. Tel un vulgaire politicien, l’animal avait mal tourné. La police le remorquait, l’Autorité guidait sa route… Dès cet instant, Nul n’était qu’un candidat officiel ! Ses amis ne le connaissaient plus. La porte de la Préfecture ouvrait ses larges battants — et l’âne entra comme chez lui.

… Aujourd’hui si nous en causons c’est pour faire remarquer au peuple, peuple de Paris et des Campagnes, ouvriers, paysans, bourgeois, fiers Citoyens, chers Seigneurs, c’est pour faire assavoir à tous que l’âne blanc Nul est élu. Il est élu à Paris. Il est élu en Province. Additionnez les bulletins blancs et comptez les bulletins nuls, ajoutez-y les abstentions, voix et silences qui normalement se réunissent pour signifier ou le dégoût ou le mépris. Un peu de statistique s’il vous plaît, et vous constaterez facilement que, dans toutes les circonscriptions, le monsieur proclamé frauduleusement député n’a pas le quart des suffrages. De là, pour les besoins de la cause, cette locution imbécile : Majorité relative — autant vaudrait dire que, la nuit, il fait jour relativement.

Aussi bien l’incohérent, le brutal Suffrage Universel qui ne repose que sur le nombre — et n’a pas même pour lui le nombre — périra dans le ridicule. À propos des élections de France, les gazettes du monde entier ont, sans malice, rapproché les deux faits notoires de la journée :

« Dès le matin, vers neuf heures, M. Félix Faure allait voter. Dans l’après-midi, à trois heures, l’Âne blanc était arrêté. »

J’ai lu ça dans trois cents journaux. L’Argus et le Courrier de la Presse m’ont encombré de leurs coupures. Il y en avait en anglais, en valaque, en espagnol ; toujours pourtant je comprenais. — Chaque fois que je lisais Félix, j’étais sûr qu’on parlait de l’âne.

Les Feuilles, 1900

Georges Bizet, de Frantz Funck Brentano

De Bizet, bien sûr, nous connaissons Carmen et l’Arlésienne, mais saviez-vous que ce furent deux bides monumentaux ?

Cette biographie fut une découverte pour moi, j’espère que vous l’apprécierez également.

Georges Bizet

L’auteur génial et charmant de Carmen et de l’Arlésienne reçut, au baptême, les prénoms royaux d’Alexandre-César-Léopold ; l’éclat lui en paraîtra dans la suite, trop brillant et il demandera qu’on l’appelle, plus modestement, « Georges ». Il naquit à Paris, le 25 octobre 1838, d’un père qui était professeur de chant et d’une mère qui était une brillante pianiste. Il fut élevé, comme Mozart, parmi les notes de musique. Sa vocation, qui se dessina dès son jeune âge, répondait aux vœux de ses parents, et les débuts de sa carrière s’ouvrirent sous les plus encourageants auspices. Le petit Bizet n’avait pas encore dix ans quand, le 12 octobre 1848, il était admis au Conservatoire dans la classe de piano, dirigée par Marmontel. A dix-neuf ans, en 1857, il remportait le plus brillant succès auquel un jeune musicien pouvait aspirer : au concours pour l’Ecole de Rome, il obtenait le premier Grand Prix, et était désigné pour aller passer, dans la ville éternelle, à la villa Médicis, trois années en qualité de pensionnaire de l’Etat.

Cette même année 1857, qui était marquée par ce beau succès, couronnant ses rêves juvéniles, avait vu un autre triomphe du jeune compositeur, peut-être plus flatteur encore. Offenbach, le délicieux et spirituel auteur de la Belle Hélène, avait été nommé directeur des Bouffes-Parisiens, et avait eu la pensée d’ouvrir un concours entre les musiciens français pour la composition d’une opérette ; le résultat en fut la victoire ex aequo de deux artistes qui deviendraient illustres : Charles Lecocq, qui écrira, dans la suite, la partition de Madame Angot, et Georges Bizet. L’opérette de ce dernier, le Docteur Miracle, sur un livret qui portait déjà la signature de Ludovic Halévy, fut jouée, aux Bouffes-Parisiens, plusieurs mois durant.

Le jeune artiste se plut en la belle et riante Villa Médicis, dont les jardins aux lauriers verts, dominant la cité pontificale, découvrent l’un des plus beaux panoramas du monde. Il travailla avec ardeur, confiant dans l’avenir. Il remarquait, avec satisfaction, que les musiciens français les plus renommés de son temps, Halévy, Thomas, Gounod, Massé, Berlioz, avaient passé par l' »Ecole de Rome » et n’en parlaient qu’avec reconnaissance, et que, seuls, les musiciens dont la carrière était demeurée stérile, disaient regretter les années qu’ils y avaient passées.

Bizet comptait sur lui-même ,et ses amis comptaient sur lui. Edmond About l’apostropha dès 1858.

– Si vous ne prenez pas une des plus belles places du monde musical, vous démentirez toutes les prévisions !

A Rome, il est tout au travail : il veut fermer les yeux sur les séductions féminines. Il déclare qu’il est devenu une petite perfection, à tel point qu’il n’aime plus les bonbons – hormis toutefois les marrons glacés. Apprenant qu’un camarade parisien a été tué en duel, il espère que la cause n’en est pas une histoire d’amour. « Je risquerais volontiers ma vie pour un ami, écrit-il, mais je me croirais idiot s’il me tombait un cheveu de la tête à cause d’une femme ! »

De la Villa Médicis, le jeune pensionnaire doit faire parvenir à Paris, pour être soumis au jugement de l’Académie des Beaux-Arts, un envoi témoignant de son activité artistique et des progrès réalisés. Il devrait, dans cette vue, composer la musique d’une messe orchestrée ; mais il ne se sent aucun goût pour la musique religieuse. Au lieu d’une messe, il enverra un opéra-bouffe. Ce n’est évidemment pas la même chose ; mais il a si grand mépris pour les capacités des membres de l’Institut, section de la musique, qu’il les jugea incapables d’en percevoir la différence. « Entre nous, écrit-il à un ami, ces messieurs de l’Institut ne sont pas bien forts. J’en excepte Berlioz, qui n’assiste pas aux séances.. Restent donc MM. Clapisson, Carafa et autres : qu’attendre de ces animaux-là ? »

L’opéra-bouffe – Don Procopio – fut donc écrit, en lieu et place de la messe orchestrée, et les membres de l’Institut, contrairement à ses prévisions, jugèrent son envoi avec bienveillance, tout en indiquant, à l’audacieux pensionnaire de la Villa Médicis, les profits qu’un jeune compositeur pouvait tirer d’efforts faits dans le domaine de la musique sérieuse.

Et voici Bizet qui revient de Rome, animé d’une joyeuse confiance en l’avenir. Il ne voit devant lui que Gounod capable de le couvrir de son ombre. Pour Gounod, il est vrai, son amitié, son admiration se sont muées en un véritable culte.

– Pour Gounod, dit-il, l’art est un sacerdoce : parmi les musiciens modernes, il est le seul homme qui adore vraiment son art.

Verdi, il est vrai, était là aussi ! Mais le jeune Bizet estime que le maître italien n’écrira plus. Retrouverait-il, au reste, les éclairs de génie qui illuminent le Trouvère, la Traviata et le quatrième acte de Rigoletto ? « Verdi est une belle nature d’artiste, conclut-il, perdu par la négligence et le succès de mauvais aloi. »

Mais, pour arriver à se faire sa place, il ne veut pas d’intrigue, ni démarches insinuantes, ni stations dans les antichambres, nulle quête de recommandations.

Quand on a du talent, on enfonce les portes et l’on ne doit rien à personne. S’il faut casser les vitres, il les cassera toutes et ne se laissera pas embêter.

Au fait, dès les premiers jours, tout semble lui sourire. Dès son retour de Rome, Carvalho, directeur du Théâtre lyrique, lui demande une partition sur un livret de Carré et Cormon, les Pêcheurs de perles. La première représentation en est donnée le 29 septembre 1863, et la dernière – dix-huitième représentation – le 23 novembre. Echec complet

Après les Pêcheurs de perles, Carvalho, fidèle au jeune musicien, lui fait écrire un drame lyrique, Ivan le Terrible ; mais la partition de Bizet ne devait jamais voir le jour. Après l’avoir achevée, il la brûla, estimant qu’il s’était trop étroitement inspiré de Verdi. La Jolie fille de Perth, encore au Théâtre lyrique, atteignit à peine, elle aussi, sa dix-huitième représentation.

Après quoi, la direction de l’Opéra obtient qu’il prenne part à un concours musical, dont le sujet est la Coupe du roi de Thulé. Les concurrents étaient Bizet, Massenet, Guiraud, Barthe, tous quatre grands prix de Rome mais la palme échut à un musicien amateur nommé Diaz.

La direction des « Italiens » lui commande un opéra. Bizet se met à l’œuvre, mais il l’abandonne après quelques semaines de travail ; le livret ne lui allait pas.

Une joyeuse variante : pour les Menus-Plaisirs et pour l’Athénée, qui ont sollicité de lui des opérettes, Bizet écrit : Sol-si-ré… pif, pan ! et Malbrouk s’en va-t-en guerre.., dont les représentations n’ont pas beaucoup plus de succès que celles de ses opéras. Et Pasdeloup, pour ses célèbres concerts du Cirque d’hiver, lui demande une symphonie ; pour laquelle Bizet compose ses Souvenirs de Rome, qui, vingt fois remaniés, devaient donner Roma, et ne parvinrent, d’ailleurs, pas plus que les opéras et les opérettes, à dégeler l’indifférence du public.

Ce qui est vraiment digne de remarque en cette carrière musicale de Bizet, c’est l’incompréhension persistante du public et la confiance, non moins obstinée, des directeurs de scènes musicales, des Carvalho, des du Locle, des Pasdeloup, en le talent et en l’avenir du jeune artiste. Avec un entêtement admirable, sans se décourager, sans considérer les pertes matérielles que ces échecs répétés devaient leur faire subir, ils n’hésitaient pas à solliciter sans cesse la collaboration de l’artiste méconnu, désireux de contribuer, dans la mesure de leur pouvoir, au développement d’un génie en lequel ils avaient foi.

Très beau spectacle et trop rare dans nos annales.

Eclata la guerre de 1870, où Bizet se comporta en bon Français. Il était fusilier au 6è bataillon de la garde nationale. Aux amis qui le pressaient de quitter Paris avec sa jeune femme, Bizet répondait :

– Il est plus dangereux d’être poltron que de faire son devoir.

Après la guerre, l’artiste revient au théâtre. Du Locle fait retirer à Duprato le poème de Louis Gallet, Namouna, pour le confier à Bizet. Namouna devient Djamileh ; mais, malgré la sensationnelle apparition sur les planches d’une mondaine célèbre par sa beauté, la baronne de Presles, la pièce ne put tenir l’affiche.

Il convient d’ajouter qu’à chacune de ces représentations des œuvres de Bizet, les spectateurs de la première se montraient favorables au talent du compositeur et lui faisaient un bienveillant accueil, mais le grand public ne les suivait pas.

Carvalho avait été nommé directeur du Vaudeville, ce n’était plus un théâtre lyrique ; il n’en trouva pas moins le moyen d’y faire entendre son musicien favori. Les pièces dialoguées pouvaient admettre une musique de scène. Carvalho s’adressa à Bizet pour la partition, célèbre aujourd’hui dans le monde entier, de l’Arlésienne. Autre échec, plus marqué encore que les précédents. L’œuvre merveilleuse, encadrant l’admirable drame d’Alphonse Daudet, ne connut que quelques représentations devant un public figé dans son indestructible incompréhension. Mais Pasdeloup, qui tenait bon de son côté, reprit la partition de l’Arlésienne sous la forme d’une « suite d’orchestre » et, de ce jour, aux concerts de Pasdeloup d’abord, aux concerts Colonne ensuite, l’œuvre de l’artiste conquit et conserva la faveur générale.

Ainsi nous arrivons à Carmen, dont la première représentation fut donnée le 3 mars 1875.

Cette fois-ci, le public de la première, lui-même, se rebiffa. Henri Rochefort, qui assista à cette représentation, en a donné une courte description : La pièce fut sifflée au point qu’on entendit à peine la proclamation du nom des auteurs. En s’en revenant du théâtre avec William Busnach, Bizet lui disait :

– C’est fini. Je ne ferai plus de musique ; je vais chercher une place.

Et ce qui est vraiment admirable, c’est que, huit jours après cet échec retentissant, le même directeur de l’Opéra-Comique, du Locle, demandait au même Bizet et aux mêmes librettistes de Carmen, Meilhac et Halévy, une œuvre nouvelle qu’il avait hâte de monter.

Hélas ! ce projet, si hardiment intelligent et généreux, ne put se réaliser. Trois mois après la première de Carmen, le 3 juin 1875, Bizet mourait à Bougival, âgé de trente-sept ans. Le sort de sa dernière œuvre avait hâté la fin de l’artiste, qui ne put même pas avoir le pressentiment du triomphe mondial, si prochain.

Il en fut de l’œuvre dramatique de Georges Bizet comme de celle d’Alfred de Musset.

Le théâtre, à coup sûr, n’était pas mon affaire, écrit l’auteur de Lorenzaccio et des Caprices de Marianne, après la chute de ses premières pièces. La Comédie-Française ne se décida à monter Un Caprice, Il ne faut jurer de rien, On ne badine pas avec l’amour, que lorsqu’on eut appris à Paris le succès que ces œuvres exquises remportaient… à Saint-Pétersbourg ; de même que ce fut l’Opéra de Vienne qui devait faire revenir, des rives du Danube sur celles de la Seine, la Carmen de Georges Bizet.

Dimanche illustré, 21 août 1927

Le coin rêvé, de Maurice Renard

Voici une nouvelle qui me sert surtout de prétexte pour vous inciter à aller visiter la Cité du Train à Mulhouse. Le site est tenu par la SNCF, ce qui leur permet de présenter de nombreuses locomotives, qui retracent également des pans de l’Histoire.
(et vous pouvez zapper les musées de l’électricité et de l’automobile, bien moins intéressants)

Le coin rêvé

Quand ils aperçurent le coin rêvé, une double exclamation leur échappa :

– Oh ! Toche !…
– Ah ! Kiki !…

Et ils restèrent médusés jusqu’à la disparition du site.

C’était le couple le plus gentil qu’on pût voir, à force de jeunesse et d’amour plutôt vraiment que de beauté. Accoudés l’un contre l’autre à la portière d’un wagon-salon, ils regardaient passer le paysage ; et jamais la France ne leur avait paru si charmante…

C’est que Toche et Kiki revenaient de voyage de noces. Depuis deux mois, l’indulgente Italie les avait vus la parcourir distraitement, les yeux dans les yeux, enlacés et se livrant sans trêve à ces jeux de mains qui ne sont pourtant pas jeux de vilains, mais dont les tiers ont coutume de sourire avec tant de hauteur. Cela revient à dire que l’art, l’antiquité, la nature même de la chère vieille péninsule les avaient laissés tout de glace, et que, comme il arrive si souvent, leur voyage de noces venait de les importuner prodigieusement. Ils vous eussent conspué si vous leur aviez prédit que plus tard ils auraient de cette période un souvenir resplendissant. Pour l’heure – et rien ne les en eût fait démordre – ils achevaient, pensaient-ils, l’entreprise la plus vaine et la plus fatigante où des amoureux se fussent jamais fourvoyés au détriment de leur tendresse. Ah ! comme ils se seraient arrêtés de bon cœur sous les pins de Fiesole ou sur les rives de Bellagio ! Mais voilà : ils se croyaient contraints de mener jusqu’au bout la fameuse circumpérégrination qu’ils s’étaient obstinés à exécuter malgré les remontrances de parents avertis et goguenards !…

Et l’Italie, pour eux, n’était plus que marches forcées, poussière, chambres d’hôtels, portiers, malles à défaire et à refaire, objets perdus (ô combien !), horaires consulaires, bateaux pris ou manqués, automobiles, et surtout chemin de fer, chemin de fer, chemin de fer… Chemin de fer, tellement que leur tête bourdonnerait encore pendant plusieurs semaines du vacarme des gares et du fracas des locomotives !

Aussi, comme cela était inévitable, au milieu du bruit incessant et des soucis de la vie nomade, un ardent désir de silence et de tranquillité les avait-il envahis peu à peu.

Ce désir, à Bologne, devint une obsession, prit corps à Venise et se matérialisa sous la forme d’une maison de campagne perdue au sein des bois, quelque part, n’importe où, mais en France – une élégante villa forestière où Toche et Kiki, enfin seuls, goûteraient paisiblement les fureurs de l’amour, si l’on peut ainsi parler. Kiki la voyait, cette maison : des volets verts, de la vigne vierge, un grand toit de vieilles tuiles… Toche la voyait aussi : un intérieur chic, pittoresque, à la fois paysan et munichois, la cheminée avec une hotte, des poutres apparentes au plafond… Tous deux s’accordaient sur le nom qu’ils lui donneraient : on l’appellerait « la Bicoque »… On y passerait tout l’été. On ne voyagerait plus jamais, jamais. N’est-ce pas, Kiki ?… Oh non, ma Toche !…

L’idée de la Bicoque avait causé le plus grand tort aux attractions péninsulaires comme au fourniment luxueux que Toche et Kiki traînaient à leur suite. Ils profitèrent de ce nouveau rêve pour contempler de moins en moins les « belles vues » et les pinacothèques, multiplier ces étourderies colossales et délicieuses dont Amour nous fait coutumiers, se tromper d’express, manquer vapeur sur vapeur, et semer derrière eux une telle quantité de brosses, éponges, démêloirs, savons et autres articles de toilette, que le dénombrement en serait scandaleux.

Or, quand ils aperçurent le coin rêvé, Toche et Kiki se trouvaient dans un rapide qui les emportait vers Dijon.

Dijon étant sur le chemin de Paris, Dijon étant la résidence de l’oncle Varnet qui, en sa qualité de notaire, avait dressé le contrat de mariage de Kiki et de Toche, il avait été convenu que les deux tourtereaux relâcheraient à Dijon pour y déjeuner en famille.

Une seconde avant l’apparition, Toche disait à Kiki :
– Surtout, ne laisse pas voir au « tonton » que nous sommes un peu déçus de notre voyage… C’est un homme si pratique ! Il nous a nettement déconseillé de partir, te souviens-tu ?

Mais au lieu de répondre, Kiki s’était écrié :
– Oh ! Toche !…

Et Toche avait fait :
– Ah ! Kiki !…

Et tous deux ensemble, après un instant d’hébétude :
– la Bicoque !

Mais oui : la Bicoque était là devant eux, blottie au creux d’un épais fourré, blanche avec des volets vers, coiffée d’anciennes tuiles et toute barbue de vigne vierge…
Leur chimère existait ! Il s’offrait à leurs yeux incrédules, le séjour enchanté, baigné de paix et de solitude, qui hantait leur nostalgie d’exilés!…

Ils en restèrent stupides et charmés. Si bien que leur émoi n’était pas encore dissipé vingt minutes après, quand ils arrivèrent à Dijon. (Et cela fut cause que Toche oublia son ombrelle dans le filet. Mais ils ne comptaient plus les distractions.)

– Bonjour, Toche ! Bonjour, mon neveu !

M. Varnet leur tendait les bras. Ils s’y jetèrent, follement heureux de sauter sur un quai de France, où les gens s’injuriaient dans la langue de M. de Buffon, où quelqu’un les attendait, quelqu’un de leur sang, qui allait les recevoir chez lui, les faire asseoir à sa table !…

Et, de fait, quand Toche et Kiki entrèrent chez M. et Mme Varnet, il leur sembla que depuis leur départ c’était là le premier logis qui les abritât. Tous les « palace » et les « splendid » transalpins équivalaient maintenant à l’auberge de la belle étoile.

Une gaieté exubérante les anima pendant le déjeuner. Cependant, ils avaient une arrière pensée. Et Toche finit par avouer à ses hôtes l’histoire de leur marotte et l’incroyable vision qui les avait frappés à quelques lieues de la ville.

A la description qu’elle fit du cottage, Me Varnet, surpris, s’exclama :
– Mais c’est « les Ormettes », ça !… Ah ! par exemple, elle est bien bonne !… C’est une propriété qui sera vendue tout à l’heure dans mon étude ! Un de mes clients en est amateur.

Vendue tout à l’heure ?… Toche et Kiki se regardaient avec des yeux ronds…

– Ah ! mes enfants, si vous la voulez, il faut vous dépêcher ! reprit le notaire. Ma foi ! l’affaire est bonne, et je vous donnerai la préférence. Quarante mille francs. On voulait y mettre une usine…

Une usine ! Oh !… Toche et Kiki s’indignèrent.

– Enfin, mon oncle, dit Toche, nous n’avons pas besoin d’aller voir, puisque…
– Vous n’auriez pas le temps, du reste. J’ai rendez-vous à une heure avec mon client.
– Nous avons confiance en vous. Vous êtes un homme si pratique !
– Pratique, oui, on peut le dire : je m’en vante. Eh bien, achetez ! Les Ormettes, c’est un bijou ! Et toutes les commodités modernes, vous savez ! Chauffage central, électricité… Tenez, voici le plan.
Exactement ce qu’il nous faut ! dit Kiki émerveillé. Trois chambres, une salle à manger, un studio… Non, c’est trop de chance !…
– Quarante mille francs, ça va ? interrogeait Toche en fixant sur Kiki des prunelles anxieuses.
– Pardieu !
– Marché conclu. Tope là ! fit Me Varnet. Et je vous jure que vous ne vous repentirez pas. Je vais dire qu’on prépare l’auto ; vous irez à votre Bicoque, ci-devant les Ormettes, avec votre tante.

Ainsi fut fait.

Les nouveaux propriétaires franchirent le seuil de leur domaine. Une vieille concierge les guida de chambre en chambre.

Oh ! la merveille ! Et qu’ils étaient joyeux ! Quelle douce retraite sylvestre ! Les beaux ombrages pesants ! La jolie demeure ensoleillée ! Oh ! le calme ! Oh ! le sommeil des choses ! Que de silence et de recueillement !…

Mais soudain, derrière la maison, un tonnerre assourdissant éclate et roule…

Toche et Kiki viennent de pâlir et n’osent plus se regarder. Puis leurs joues se teignent d’écarlate, et l’on voit que la honte les accable à ces mots de la concierge :
– Et puis, ici, au moins, y a du mouvement. I’passe jusqu’à des soixante trains par jour. Oui, monsieur et dame !

Le Matin, 15 août 1913

Le renard et les poulets d’Inde, de Jean de la Fontaine

Ne soyons plus les dindons de la farce !

Le renard et les poulets d’Inde

Contre les assauts d’un renard
Un arbre à des dindons servait de citadelle.
Le perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et vu chacun en sentinelle,
S’écria : Quoi ces gens se moqueront de moi !
Eux seuls seront exempts de la commune loi !
Non, par tous les Dieux, non ! Il accomplit son dire.
La lune, alors luisant, semblait, contre le Sire,
Vouloir favoriser la dindonnière gent.
Lui qui n’était novice au métier d’assiégeant
Eut recours à son sac de ruses scélérates,
Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes,
Puis contrefit le mort, puis le ressuscité.
Harlequin n’eût exécuté
Tant de différents personnages.
Il élevait sa queue, il la faisait briller,
Et cent mille autres badinages.
Pendant quoi nul Dindon n’eût osé sommeiller :
L’ennemi les lassait en leur tenant la vue
Sur même objet toujours tendue.
Les pauvres gens étant à la longue éblouis,
Toujours il en tombait quelqu’un : autant de pris,
Autant de mis à part ; près de moitié succombe.
Le Compagnon les porte en son garde-manger.
Le trop d’attention qu’on a pour le danger
Fait le plus souvent qu’on y tombe.

Livre XII, 1694

Le duel au dîner, de Charles Monselet

Quelque chose me dit que les votes des lois au Sénat se décident de cette manière…

Le duel au dîner

I

On arriva sur le terrain.

C’était une salle à manger, lambrissée de chêne et tendue de cuir, brillamment éclairée, haute, gaie et superbe.

La table était servie avec une exagération d’abondance ; mais on n’y voyait que deux couverts, les couverts des deux adversaires.

Des motifs de convenance m’obligent à ne désigner ces deux adversaire que sous les noms transparents d’Ernest et du comte Falbaire.

Je vous les donne, d’ailleurs, pour deux gentilshommes accomplis, tous les deux dans la force de l’âge, braves, élégants, spirituels, – avec cette point d’originalité britannique qui assaisonne si bien le caractère français.

Pourtant, la veille, au Cercle, un de ces deux hommes (je ne dirai pas lequel) avait gravement offensé l’autre, – si gravement qu’un duel avait été jugé indispensable.

Également forts à l’épée et au pistolet, ils dédaignèrent d’employer les armes ordinaires.

Gourmands l’un et l’autre, – dans l’acceptation la plus héroïque et la plus recherchée du mot, – Ernest et le comte Falbaire convinrent de se battre au dîner.

Pour être inusité, ce duel n’en devait pas moins être sérieux et redoutable. Les conditions en furent scrupuleusement réglées par les témoins.

On mangerait à outrance, l’un devant l’autre, sans interruption, et jusqu’à ce qu’un des combattants fût hors de combat.

Au premier aspect, cela peut faire sourire ; au second, cela devient horrible.

II

– Allez, messieurs ! dirent les témoins.

A ce signal, les deux adversaires s’assirent, après avoir échangé un salut.

Les témoins avaient pris place à une table à côté, d’où ils pouvaient surveiller toutes les péripéties du combat.

Il était six heures du soir.

A minuit, le dîner – qui se composait de trois services exorbitants et exquis – était terminé, sans qu’il y eût un avantage marqué d’aucune part.

Ernest souriait.

Le comte Falbaire avait dîné ; voilà tout.

Les témoins firent un signe au maître d’hôtel.

– Rechargez ! dirent-ils.

Immédiatement, un deuxième dîner fut servi, absolument pareil au premier. Mêmes grosses pièces, mêmes grands vins. Cette fois, l’attitude des partenaires se détendit un peu.

La parole ne leur avait pas été interdite ; ils n’en avaient usé d’abord que discrètement ; cette seconde épreuve leur délia la langue. A quelques paroles de simple politesse succédèrent de courts propos, en manière d’appréciation sur les mets qui leur étaient soumis.

– Excellent, ce rôti de grives ! murmura Ernest.
– Je ne partage pas complètement votre goût, répliqua le comte Falbaire ; le genièvre dans les grives me paraît une hérésie.
– Cependant, tous les classiques de la table…
– J’ai pour moi Toussenel.

Ernest s’inclina.

Quelques instants après, ce fut au tour du comte Falbaire à formuler le vœu suivant :
– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur Ernest, nous laisserons le vin de l’Ermitage pour demander du La-Tour-Blanche.
– A votre aise ! monsieur le comte.

Il semblait que le premier dîner n’eût été que l’absinthe de celui-ci.

Les témoins commencèrent à se regarder d’un air stupéfait.

Inutile de dire que leur rôle, d’actif qu’il était au début, était devenu purement contemplatif.

III

– Soupons, dit le comte Falbaire, lorsque la dernière goutte de café eut été savourée.
– Soupons ! répéta Ernest.

Le cas était prévu. Les consommés, les viandes froides, les écrevisses, les salades à la russe se succédèrent, mêlés au vin du Rhin, au vin de Porto, au vin de Champagne.

Le souper fut animé, bruyant même. Cela devait être. Le duel entrait dans sa période décisive. Chacun des combattants serrait son jeu, tout en surveillant de l’œil son vis-à-vis.

Ernest mangeait plus brillamment ; le comte Falbaire plus correctement. On reconnaissait du reste en eux une méthode parfaite, la tradition des maîtres – au service de muscles d’acier.

Chacun semblait certain du triomphe ; aussi y avait-il, maintenant, du défi dans leurs paroles. La raillerie perlait au bord des verres, les épigrammes naissaient aux pointes des fourchettes.

Cependant, les joues d’Ernest se coloraient insensiblement.

Le comte Falbaire s’en aperçut.

– Désirez-vous qu’on ouvre cette fenêtre, monsieur Ernest ? Vous paraissez avoir bien chaud ?…

Ernest lui lança un regard terrible.

Le souper continua.

Deux témoins avaient cédé au sommeil ; les deux autres veillaient. Il avait été convenu qu’ils se relèveraient d’heure en heure.

A un certain moment, Ernest voulut chanter.

Les témoins de quart réprimèrent cette velléité de mauvais goût, qui avait été soigneusement écartée du programme, par ce motif que les chants facilitent le travail de la digestion.

Cette faute constituait un désavantage marqué pour Ernest ; cela équivalait à un premier sang.

Il était visible, d’ailleurs, qu’Ernest luttait contre les premières atteintes de l’ivresse. Ses regards cherchaient un point d’appui ; un léger tremblement agitait ses mains.

– Vous vous arrêtez ? dit le comte Falbaire.

Ernest ricana, et, pour toute réponse, il vida trois coupes de champagne.

Il fut imité avec tranquillité par le comte.

Tout à coup, un jet de pâleur se répandit sur le visage d’Ernest, – qui mit un de ses coudes sur la table et devint rêveur.

Après avoir attendu pendant quelques minutes la fin de cette rêverie, le comte Falbaire lui dit froidement :
– Faites-vous des excuses ?
– Déjeunons ! cria Ernest.

IV

Les témoins bondirent à cette exclamation inattendue. Ils se concertèrent un instant et finirent par se rendre au désir de leurs clients.

Le jour était arrivé, – le jour et le soleil. Une belle matinée pour déjeuner.

Ernest semblait avoir retrouvé de nouvelles forces. Il fondit avec impétuosité sur les huîtres, il se rua sur les châteaubriants, il se colleta avec le sauternes.

Ce n’était plus de l’émulation, c’était du transport, du délire.

Le comte Falbaire le suivait pas à pas, sans paraître autrement s’inquiéter de cette gymnastique. Puis, vint un moment où le beau feu d’Ernest s’apaisa, ou plutôt se transforma.

La rage fit place à la mécanique. Il mangeait sans savoir, insciemment, fatalement, avec un bruit de mâchoires régulier, monotone, insupportable.

Cela dura ainsi jusqu’à midi.

A midi, Ernest essaya de se lever pour porter un toast aux divinités infernales.

Ce mouvement devait lui être funeste.

Il glissa sur les talons et tomba de tout son long sous la table.

On attendit quelques secondes. Rien. Le parquet ne rendit pas son convive.

Alors, d’un commun accord, les témoins déclarèrent l’honneur satisfait.

Les deux adversaires avaient lutté pendant dix-huit heures.

Et le comte Falbaire mangeait toujours !

Les Annales politiques, 26 avril 1925

Oscar le parieur, de Jules Moinaux

L’histoire est un peu longue, mais je vous parie que vous la lirez jusqu’au bout !

Oscar le parieur

La mère d’Oscar, deux mois avant qu’il vint au monde, avait parié pour une fille, par cette unique raison qu’on croit toujours ce qu’on désire ; elle perdit son pari. Son désir déçu n’étant autre chose qu’une envie non satisfaite, l’enfant en fut marqué, et les premiers mots qu’il balbutia furent cette réponse à sa mère qui lui demandait, en lui montrant un objet enveloppé :

– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans pour Cacar ?
– Ze parie que c’est du bonbon.

C’était un joujou.

Oscar commençait comme il devait finir : toute sa vie, ce garçon eut la manie du pari et la bosse du guignon, si bien qu’à un âge très avancé, il paria qu’il vivrait quatre-vingt-sept ans et mourut à quatre-vingt-six.

On s’étonnera, certainement, d’un pari sans résultat pour lui s’il l’eût gagné, puisqu’il lui eût fallu être mort pour en recueillir le bénéfice ; mais on est parieur ou on ne l’est pas, et si on l’est, on parie moins pour le gain que pour la gloire.

Un homme qui a passé sa vie à perdre à cette variété du jeu aurait dû être heureux en amour ; la vérité est que sa réputation de joueur le fit éconduire par sept ou huit pères de filles à marier, ce qui nous prouve bien que si on s’en rapportait aux proverbes, on cirerait soi-même ses parquets et on ramonerait ses cheminées, pour dire, avec la sagesse des nations, qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même.

Mais comme il faut pourtant faire une fin, Oscar, arrivé à l’âge de cinquante-six ans, se décida pour une riche veuve qui avait vu fleurir quarante-trois fois les lilas. Malheureusement, il apprit, un jour, qu’il avait un concurrent, un nommé Pontauxchoux ; une explication eut lieu entre les deux candidats à la main de Mme Flanquin (la veuve à consoler).

Pontauxchoux déclara hautement que ses affaires étaient en bonne voie, Oscar affirma que les siennes n’y étaient pas moins ; Pontauxchoux, alors, de s’écrier :
– Eh bien ! Monsieur, nous réglerons la question sur le terrain !

Oscar se mit à rire :

– Un duel ! dit-il… à notre âge !… pour une veuve de quarante-trois ans !… ce qu’on nous blaguerait !… passé encore si nous en avions vingt-cinq et si l’amour était de la partie, mais ni vous ni moi ne sommes amoureux ; nous avons atteint l’âge où l’isolement devient pénible ; nous avons des rhumatismes.
– Je n’en ai pas ! interrompit Pontauxchoux.
– C’est un avantage que vous avez sur moi.
– J’en ai d’autres !
– Eh bien, tenez, vous indiquez, vous-même, le terrain du seul combat possible, entre gens d’esprit.
– Expliquez-vous, monsieur !
– Je m’explique ; ces avantages que vous avez le bonheur de posséder, servez-vous en pour l’emporter sur moi ; de mon côté, j’agirai de mon mieux pour vous supplanter. Faisons-nous la guerre, mais la bonne guerre, la guerre loyale ; pas de trahisons, pas de pièges, pas de calomnie ; je vous demande d’avoir de moi la même opinion et de reconnaître que le moyen que je vous propose vaut mieux que celui qui ferait rire à nos dépens les lecteurs de journaux.

Cette réflexion frappa Pontauxchoux.

– Au fait, dit-il, vous avez peut-être raison.
– Alors, c’est convenu ?
– C’est convenu.
– Il est bien entendu que nous ne nous trouverons jamais ensemble chez notre veuve ?
– Excepté à ses soirées.
– Naturellement ; à quelle heure vos visites ?
– A trois heures.
– Très bien, je me présenterai à quatre heures ; au revoir, cher monsieur Pontauxchoux ; enchanté d’avoir fait votre connaissance.
– Ravi d’avoir fait la vôtre.

Il ne leur manquait plus que de faire celle du capitaine en retraite Brabançon, chevalier de la Légion d’honneur, qui les avait devancés dans le désir de succéder à feu Flanquin, ce qu’ils apprirent plus tard, comme on le verra tout à l’heure.

La veuve Flanquin était une excellente femme, rieuse, boute-en-train, indulgente, dès lors, ennemie de la médisance et des cancans, en quoi il y avait eu incompatibilité d’humeur entre elle et son mari, homme tatillon, potinier, tenace sur les détails oiseux et qui, sans méchanceté aucune, eût fait, de sa compagne, une cliente de M. Pasteur, si elle eût eu le système nerveux impressionnable. La fin prématurée de ce tourmenteur inconscient ne pouvait guère donner à l’admiration du monde, une nouvelle veuve Mausole, ce larmoyant modèle de douleur opiniâtre et de deuil obstiné, et le capitaine avait remarqué avec plaisir que la survivante n’avait conservé, comme souvenir du défunt, que son rasoir. Elle avait beaucoup ri de cette remarque car elle n’avait jamais songé, en gardant cette relique, à l’allusion qu’on en pourrait tirer et que Brabançon avait pu se permettre comme ayant reçu de la veuve sinon un assentiment à ses propositions matrimoniales, qu’elle ajournait à une plus parfaite connaissance, du moins beaucoup d’espoir et la permission de faire sa cour.

Aussi quand, un jour, Oscar et, un autre jour, Pontauxchoux se déclarèrent à leur tour à la veuve, celle-ci put-elle leur répondre que, bien que libre d’engagements, elle ne devait pas leur dissimuler que sa main était déjà recherchée ; de sorte que lorsqu’ils se rencontrèrent et découvrirent leur rivalité, Oscar crut, tout naturellement, que la veuve avait fait allusion à Pontauxchoux et à celui-ci qu’elle parlait d’Oscar et comme, avec son excellent cœur, la bonne Flanquin n’avait pas eu le courage de leur ôter toute espérance, ils avaient pu se dire mutuellement et avec conviction que leurs affaires étaient en bon chemin.

Pas de trahison ! Pas de perfidie ! Nous ne ferons que des choses de bonne guerre. Telles étaient, on se le rappelle, leurs conventions. Acheter la femme de chambre pour qu’elle surveillât les visites des deux rivaux et leur en rapportât les détails, il n’y avait là aucune infraction à l’engagement pris. L’honnête fille reçut donc des deux mains, écouta aux portes et rapporta en conscience ce qui s’était passé ; Oscar fut mis ainsi chaque jour au courant des faits et gestes de Pontauxchoux, lequel fut également informé des faits et gestes d’Oscar. Quand celui-ci avait, la veille, offert à la veuve un faisan qu’il avait, disait-il, tué lui-même, l’autre envoyait un superbe brochet, provenant, disait-il de sa pêche. Bref, chacun d’eux avait quotidiennement une nouvelle attention à son actif, ce qui ne changeait absolument rien à leur situation respective.

S’étant rencontrés à une soirée donnée par l’objet de leur mutuelle convoitise, soirée ayant pour but une  surprise réservée par l’hôtesse à ses invités, ils causèrent de leur situation et furent d’accord pour reconnaître qu’il fallait en finir ce soir-là même, – Mais comment ? demanda Pontauxchoux.

Oscar, que sa manie héréditaire n’avait jamais abandonné, proposa un pari : celui, dit-il, qui ne pourra pas faire ce qu’aura fait l’autre, abandonnera loyalement la lutte et se retirera.

– J’accepte, répondit Pontauxchoux.

Et tous deux cherchèrent dans leur imagination surexcitée par le désir de la victoire, une expérience qui mit fin à une rivalité sans issue.

Oscar trouva le premier. Avisant une vieille dame bossue, vouée à faire tapisserie, il l’invita à polker et exécuta, avec elle, cette danse polonaise, aux rires difficilement contenus, de la galerie, à qui la bonne Flanquin ne cessait de répéter :
– Mesdames, messieurs, de grâce ! ce brave monsieur s’est dévoué, ne raillez pas sa belle action.

Et le galant cavalier voltigeait, faisait des grâces et adressait des sourires à sa dame ravie d’une bonne fortune qu’elle croyait fermement ne jamais retrouver.

Si elle avait su qu’il y avait un pari engagé, elle ne se serait pas dit cela.

Oscar l’avait reconduite à sa place et regardait Pontauxchoux d’un air narquois qui semblait dire : Fais-en autant si tu l’oses !

Il osa et, résolument, il invita la vieille dame pour la valse dont le prélude se faisait entendre. Mise en goût par la polka, elle ne se fit pas prier et exténua son cavalier qui, observé par son rival devenu inquiet, n’osait pas demander grâce et ne s’arrêta qu’au dernier accord du piano.

Il n’y avait encore rien de fait ! qu’imaginer ?

Oscar eut une idée triomphante ; danseurs et pianistes prenaient un quart d’heure de repos ; il offrit, à la société, de faire un concours dans le genre de celui de la Belle Hélène.

Des bravos unanimes accueillirent cette proposition.

– Moi, je suis prêt, ajouta-t-il, mais pour qu’il y ait concours, il faut être au moins deux, et désignant Pontauxchoux :
– Monsieur voudrait-il être mon concurrent ? demanda-t-il et il se disait à part : Te voilà collé, mon gaillard.

Eh bien ! non, Pontauxchoux accepta, et le concours fut ouvert aux frémissements joyeux de l’auditoire.

On commença par les bouts rimés ; les deux rivaux s’en tirèrent à succès égal.

– Nous allons passer aux charades ! dit alors Oscar, l’un composera, l’autre devinera, acceptez-vous, monsieur ?
– Parfaitement, monsieur.

On tira à qui commencerait ; ce fut Pontauxchoux que le sort désigna. Il médita quelques instants, puis dit :

– Voilà ! mon premier est un oiseau bavard ; mon deuxième est un animal carnassier et mon tout rend les collégiens malades.

Tous les assistants se mirent instinctivement à chercher le mot et on entendait le murmure des bouches répétant la charade. Pontauxchoux regardait d’un air ironique Oscar plongé dans ses réflexions et commençait à se dire, avec la galerie : il ne trouvera pas !

Mais Oscar, levant tout à coup la tête, s’écria : J’ai trouvé !

Un grand silence se fit :

Mon premier, dit Oscar, est un oiseau bavard : pie.
Tout le monde l’ayant trouvé, ceci n’eut aucun succès. Oscar continua : Mon deuxième est un animal carnassier : panthère. Mon tout rend les collégiens malades : pipe en terre.

La société ne comprit pas d’abord ; puis des voix s’écrièrent :
– Ah ! pie, panthère !

Et des bravos chaleureux saluèrent le triomphateur. Pontauxchoux était atterré.

– A vous à deviner, monsieur, dit alors Oscar.

Et il posa la charade suivante : mon premier n’est rien du tout.

– Ah ! il sera difficile à trouver ce mot là, dit tout le monde en riant.

Oscar continua : mon deuxième est un article de bureau et mon tout sert en temps de carnaval. Si tu devines celle-là, pensa Oscar ; et ici encore, toutes les têtes de méditer, toutes les lèvres de murmurer.

Pontauxchoux, l’esprit à la torture, la face apoplectique, ne trouvait pas ; enfin il s’écria : Je l’ai, à la grande stupéfaction d’Oscar.

– Ah ! fit la galerie frémissante.

Pontauxchoux continua :
Mon premier n’est rien du tout : néant !
Mon second est un article de bureau : carton ;
Mon tout sert en temps de carnaval : nez en carton !

Un éclat de rire accompagné de battements de mains frénétiques salua la trouvaille.

Oscar, nerveux, agacé de ne pouvoir remporter un seul avantage, se décide à frapper un coup définitif ; s’adressant à Pontauxchoux, dont les regards le narguaient :
– Je parie, lui dit-il, que vous ne ferez pas ce que je vais faire ?
Je tiens, répondit Pontauxchoux.
Et moi, je te tiens, pensa Oscar.

Et la galerie anxieuse, de se demander : que va-t-il faire ?

Voici ce qu’il fit : il mit sa main sur le sommet de sa tête, y saisit une poignée de ses magnifiques cheveux blonds, à l’existence desquels il avait toujours laissé croire, et découvrit son crâne poli comme un œuf d’autruche ; il portait perruque !

– Faites-en autant ! dit-il à Pontauxchoux.

On juge de l’effet produit sur la société ; tous les visages se tournèrent vers Pontauxchoux, dont la stupéfaction était complète ; il ne s’attendait pas à cela.

– Eh bien voyons, monsieur, dit Oscar, faites-en autant ou déclarez-vous vaincu.
– Vaincu, moi ! hurla Pontauxchoux, jamais ! et, dans un mouvement de rage, il retira également une perruque que personne ne soupçonnait.

Les rires redoublèrent avec une nouvelle intensité ; on se tordait, et les visages ahuris des deux malheureux rivaux ne contribuaient pas pour peu à cette gaieté frénétique ; puis, tout le monde frappé de la même idée, la société s’écria en chœur :
– Ah ! c’était la surprise !

On se rappelle que la maîtresse de la maison avait promis une surprise à ses invités. Voyant qu’on se méprenait :
– Non, mesdames ; non, messieurs, dit-elle, ce n’est pas la surprise que je vous ménageais ; le moment est venu de vous la faire.

Prenant alors par la main le capitaine Brabançon :
– Je vous présente mon mari ! dit-elle.

Ce dénouement, après tant d’efforts et la révélation de sa calvitie, corrigea-t-il Oscar de son habitude ? Il n’aurait pas fallu lui dire non, il vous eût parié qu’il ne pariera plus jamais.

Le Petit Journal, 18 novembre 1887

La méprise, de Léo Larguier

Paris, ses restaurants, et l’addition !

La méprise

Après un héritage d’une vingtaine de mille francs sur lequel ils ne comptaient pas, M. et Mme Aristide Ventre, épiciers dans un gros village de la Sarthe, décidèrent d’aller faire un tour à Paris.

Ils avaient entrevu la capitale, comme ils disaient, lors de leur voyage de noce, mais, depuis, toute leur vie avait tenu dans leur boutique étroite et longue.

Ils faisaient leurs affaires, étaient économes et ne s’ennuyaient jamais, quoiqu’ils fussent incapables de s’intéresser à la pittoresque variété de leurs marchandises.

Quel voyage pourrait, en effet, accomplir un épicier imaginatif, sans sortir de sa maison, comme le fit autour de sa chambre le comte de Maistre ! Les simples pruneaux ridés n’évoquent-ils pas tout un été puissant et riche, une belle cueilleuse aux bras nus levés vers un arbre chargé de fruits mûrs où s’engluent des abeilles ? Et les harengs, avec leur odeur de ports maritimes, leur odeur de goudron, de saumure et de fumée qui donne la nostalgie des grands départs ! Et le bois de Panama, et les épices, les cafés et les savons portant des noms de négus et de sultans ! Mais M. et Mme Ventre accomplissaient leur tâche sans aller si loin.

M. Ventre avait été frisé, Mme Ventre avait été svelte et mince ; à eux deux, ils avaient quatre-vingt-cinq ans.

Ils emportèrent deux cents francs et prirent le train de Paris.

Avant d’arriver, Mme Ventre rectifia avec sollicitude le nœud de cravate de son mari, tapota sa manche qui avait été mal pliée dans l’armoire, et pour ce qui la concernait, mouillant le coin de son mouchoir d’un peu de salive, elle frotta ses lèvres et ses narines.

Ils formaient ainsi un couple sans élégance raffinée, mais présentable tout de même.

Ils avaient déjeuné dans leur compartiment et ils arrivèrent à une heure ; mais on se lasserait de les suivre, car ils s’arrêtaient à toutes les devantures et ne se hasardaient à traverser la chaussée que lorsque les agents immobilisaient le torrent rué des automobiles, des fiacres et des camions, d’un geste de leur bâton blanc qui apparaissait au couple aussi tutélaire et aussi puissant que la baguette de Moïse creusant dans les eaux de la mer Rouge un humide défilé…

La nuit de ce jour de printemps les surprit aux environs de la Madeleine, et ils n’eurent aucune peine à découvrir un restaurant.

L’extérieur en était convenable, sans luxe criard ; les prix devaient être modestes. D’ailleurs, ils étaient décidés à ne pas regarder à vingt francs pour une fois.

Il y avait encore peu de monde dans la salle lorsqu’ils entrèrent. Ils s’assirent, et un gérant plus élégant et mesuré qu’un diplomate leur apporta la carte du menu.

Tout de suite, ils se sentirent à leur aise. Jamais ils ne s’étaient reposés dans des sièges aussi agréables, jamais ils n’avaient vu tant d’éclat aux cristaux. Le tapis était moelleux sous leurs pieds, il faisait doux, leur table était discrètement éclairée par deux bougies à abat-jour jaunes, un arbre vert tendait à M. Ventre une palme glorieuse.

Mme Ventre n’aurait jamais soupçonné qu’on empesât ainsi d’un empois souple et glacé le linge du couvert.

Comme ils avaient l’air rustique, mais cossu, le gérant se permit de leur recommander un certain vin, et M. Ventre accepta, juste au moment où un tzigane attaquait sur son violon une romance passionnée.

Ils auraient voulu applaudir. Des choses qu’ils ne comprenaient que vaguement se levaient en eux. Cela devait chanter la beauté d’être jeune, riche et aimé, la joie de s’en aller avec une belle femme prendre des glaces au bord des terrasses Borromées… puis le violon sanglota, et, d’après quelque roman, M. Ventre imagina la douleur amoureuse d’un homme en habit, sur la rive d’un lac… puis la musique sembla demeurer immobile, comme une plainte monotone et pourtant aiguë qui ne finirait pas…

Des couples entraient. Des jeunes gens d’une extrême élégance débarrassaient leurs compagnes de leurs manteaux de soirée. Tous les parfums des robes, des chevelures, des corps soignés, se développaient dans la chaleur. Une blonde un peu grasse embaumait toute la salle ainsi qu’un buisson de larges roses, et il y avait des odeurs mystérieuses, troublantes, qui faisaient rougir les oreilles de M. Ventre, de riches arômes que Mme Ventre, dont les voisines pourtant vantaient le nez fin, ne connaissait pas.

Ils ne s’apercevaient pas des sourires des dineurs.

Quand on ne doit rien à personne, que l’on est d’honnêtes commerçants et qu’on a deux cents francs dans sa poche, quoi, que faut-il de plus ?

Les malheureux ! Ils ignoraient qu’ils étaient dans un de ces endroits consacrés par la mode, par le goût de puissants désœuvrés, un de ces endroits où l’on paye cent sous un plat de pommes frites.

Qu’il était loin leur village au bord de la Sarthe, qu’elle était loin leur boutique fermée à cette heure, avec tout son humble trésor de pruneaux, de harengs, de légumes, de sucre, de savons et de vieux berlingots !

Sans qu’ils s’en doutassent, ils étaient à côté des notoriétés les plus diverses. Mme Ventre trouvait ridicule le bonhomme glabre et chevelu qui s’empressait autour d’une jeune personne trop rousse, et c’était précisément un poète illustre ! M. Ventre prétendait que le robuste monsieur qui dinait seul, sous l’œil d’un garçon attentif et respectueux, ressemblait à Eugène, le cadet du maire.. et c’était Nathaniel Silberstein, le fils du plus riche banquier de Vienne !

Mais les fruits étaient délicieux dans la neige glacée de leur coupe, le champagne pétillait dans leurs verres légers comme des bulles de cristal, et rien ne les étonnait plus.

Mme Ventre s’essuya les joues avec sa serviette et ils commencèrent à parler à haute voix :

– Quoi ! ils ne devaient rien à personne ? Ils étaient connus.

Et parmi tous ces freluquets et toutes ces dames parfumées, il n’y en avait pas un, peut-être, qui vint de placer comme eux vingt mille francs !

Les liqueurs après le café assurèrent cette confiance, et si M. Ventre n’avait pas oublié sa pipe, il l’aurait allumée avec plaisir.

Ayant pris conseil d’un garçon ironique, pour le spectacle de la soirée, ils demandèrent l’addition.

On l’apporta pliée, sur une assiette, et Mme Ventre s’en empara.

Son mari qui la regardait fut effrayé.

Elle lui tendit le papier.

Nathaniel Silberstein ayant ajusté son monocle semblait s’amuser considérablement.

Ils ne s’étaient rien refusé, et cela montait à 204 francs !

Mme Ventre, la première, put parler :
– 204 francs ! Dites donc, vous vous moquez du monde. C’est pas une raison parce qu’on est de la province…

Les voisins intéressés les dévisagèrent.

– 204 francs ! Mais qu’avons-nous donc mangé ? Je sais le prix de la viande et des légumes, Dieu merci ; nous en vendons. C’était bien préparé, je ne dis pas, mais enfin…

Un gérant discret se présenta, et devant ce nouvel ennemi, Mme Ventre se crut obligée de se défendre d’une voix plus âpre.

Alors le gérant se pencha vers eux et la pria de se taire.

La maison n’admettait pas de scandale. Ils s’étaient trompés, on leur offrait ce dîner, mais ils allaient sortir tout de suite et sans bruit. C’était entendu ?…

Ils se levèrent et traversèrent la salle, très dignes.

Devant la porte tournante, ils eurent un moment d’hésitation. Un chasseur corseté dans un dolman rouge les guida. Ils s’engouffrèrent tous les deux dans le même compartiment vitré. Mme Ventre avait pris l’addition qu’elle tenait à sa main.

Sur le trottoir, ils se regardèrent. Paris resplendissait comme une gerbe de lumière. Les lettres électriques des réclames s’allumaient, dessinant en plein ciel des constellations rougeâtres ou vertes, un bruit de mur montait, et M. et Mme Ventre, effrayés, se firent conduire à la gare.

Le Journal, 5 mai 1908