Les bûches d’or, de Maxime Audouin

J’ai entendu de sages paroles disant que l’engrais était de l’or. Rien de mieux que cette nouvelle en forme de conte de Noël pour vérifier l’adage !

Joyeux Noël à tous et à l’année prochaine !

Les bûches d’or

I

C’était un fier original que le père Granger !
Avec quasi la fortune du marquis de Carabas, il vivait ainsi qu’un miséreux. Déjeté et noué comme un pied de vigne par une ancienne sciatique, mais encore robuste, et l’œil malicieux derrière les lunettes à branches de fer, coiffé d’une casquette à oreillettes, affublé d’une veste crasseuse, chaussé de gros sabots de bois fourrés de paille, on le voyait trottiner par le bourg, de son pas tortueux de vieux crabe mutilé, roulant une brouette déclinquée dans laquelle il récoltait précieusement, tout du long de la grand’rue, – révérence parler, – les… inconvenances des chevaux pour en engraisser son jardin.

Notez que le père Granger avait fait ses études dans un collège ; il était même, disait-on, bachelier ; en tout cas, il passait pour un savant.

Avar ?… Mon Dieux ! non, le bonhomme savait se montrer généreux, à l’occasion… Elu conseiller municipal, il avait, de ses deniers, doté la commune d’une pompe à incendie, d’une crèche, et fondé une demi-douzaine de lits à l’hôpital de la ville voisine, – le tout sans vaine ostentation… Seulement, c’était son goût, et peut-être son orgueil, de mener cette existence de « chercheux de pain »…

En ce monde, chacun son plaisir, comme l’on dit ; celui-là, du moins, ne causait de tort à personne.

Le père Granger possédait la plus belle maison du bourg, achetée à une vente de biens hypothécaires pour le tiers ou le quart de sa valeur, un vrai petit château seigneurial, avec des sculptures, des tourelles, des toits en poivrière, des girouettes, – rien n’y manquait, – et des meubles tels qu’on ne voit pas les pareils tous les jours.

Eh bien ! sitôt entré en possession de son nouveau logis, le père Granger s’était empressé de faire monter sous les combles armoires, glaces, buffets, crédences, chiffonniers, bahuts, lustres, tentures et fauteuils.
La salle-à-manger, avec ses boiseries merveilleuses et son plafond à caissons sculptés, avait été transformée en poulaillerie, ainsi que le salon, du reste, sans le moindre respect pour ses panneaux laqués et dorés sur toutes leurs moulures et pour sa splendide cheminée de marbre blanc. Les chambres-à-coucher étaient devenues des greniers à blé et à fourrage, la serre une vacherie, et la bibliothèque un pigeonnier.

Quelle pitié !…

Le temps qu’il ne consacrait point à ramasser de la fumure dans la grand’rue, le père Granger le passait presque en entier à sa terre de la Saulaye, un bout de pré transformé en jardin, entouré de larges fossés comme un îlot, et bordé de saules, – d’où le nom de cet enclos. Il avait construit là, de ses mains, une cahute en bois et torchis qui lui servait d’atelier et où il restait des longueurs de journées à menuiser, à « trafiquer » on ne savait trop quoi, – car défense à quiconque de franchir le seuil de la Saulaye ! Il s’était fabriqué un lit, une table, des escabeaux. Il se plaisait là, dans cette espèce de cabane de Robinson, et souventes fois il lui arrivait d’y coucher la nuit, dédaigneux des lambris et des moelleuses courtines de son château. Ah ! oui donc, un fier original que ce père Granger !

II

Le père Granger avait une gouvernante et un neveu.

De la gouvernante Manon, nous ne dirons pas grand’chose, – de bon tout au moins. On eût cherché à pas mal de lieues à la ronde avant de rencontrer une créature plus rapace, d’esprit à la fois plus dominateur et plus astucieux. Elle avait su conquérir un incroyable empire sur son maître, qu’elle conduisait à sa fantaisie et qui la craignait comme le feu.

Quant à Jean-Paul, le neveu, si vous eussiez demandé à la petite Francine Boiseau ce qu’elle pensait de ce beau garçon blond comme les blés mûrs, avec des yeux couleur de ciel où il n’habitait que de la bonté, sans le moindre grain de malice, elle vous eût appris que Jean-Paul résumait en lui toutes les qualités qu’une fille, si difficile soit-elle, peut souhaiter dans un promis.

Car Jean-Paul et Francine avaient échangé l’anneau des fiançailles, et nous croyons superflu d’ajouter qu’ils s’adoraient.

Le père Boiseau et l’oncle Granger n’avaient vu à ces amours aucun empêchement, l’un parce que, affectionnant sincèrement son neveu, il ne voulait que son bonheur et que c’eût été à coup sûr le jeter dans le désespoir que de le contrarier dans son inclination, – l’autre pour des raisons différentes, ainsi que le démontrera la suite de notre récit.

Or, voilà que, sur ces entrefaites, l’oncle Granger tomba subitement malade d’une attaque de paralysie, et que la terrible Manon, de jour, de nuit, s’installa à son chevet, ne permettant à âme-qui-vive de l’approcher, pas même au désolé Jean-Paul, – si ce n’est toutefois au notaire qu’elle manda pour coucher sur le papier, en due forme, les dernières volontés de « son » monsieur. Après quoi, le bonhomme ne tarda pas à trépasser, comme s’il n’eût attendu que l’exécution de cette suprême formalité pour s’en aller rouler sa brouette dans un autre monde.

Et vous devez penser si, de l’humeur que vous lui connaissez, les funérailles accomplies, Manon chôma de courir chez le notaire pour réclamer l’ouverture du testament !

Elle ne savait que trop bien, d’avance, à quoi s’en tenir sur le contenu d’icelui…

Hélas ! le matin qui précédait la Noël, convoqué avec la gouvernante dans le cabinet du tabellion, Jean-Paul apprit que l’oncle Granger abandonnait à cette créature la totalité de son bien, ne lui laissant à lui-même que les deux ou trois arpents de terre de la Saulaye et la cabane, « avec, ajoutait le testament, ses meubles meublants », – ironique souvenir !

Ce n’était point un garçon cupide que le pauvre Jean-Paul, il avait affectionné sincèrement son oncle, et s’il conçut un peu de dépit de ces étranges dispositions, ce ne fut qu’en raison de la privation du bien-être qu’il avait pu espérer apporter à sa petite Francine en l’épousant.

Il passa lui conter sa mésaventure au sortir de l’étude du notaire, et comme elle n’était guère plus intéressée que son promis, si elle fut déçue, elle ne lui en fit pas pour cela moins bon visage, se contentant de dire :
– Eh bien ! mon Jean-Paul, nous travaillerons davantage, et il n’y a pas là de quoi nous faire un grand chagrin !

Brave enfant, va !… gentil cœur !

Tout autre, par contre, fut l’accueil du père Boiseau.

Certaines de ses terres jouxtaient celles du défunt, et il avait rêvé de s’arrondir avec l’héritage de son futur gendre, qu’il savait d’humeur accommodante et peu enclin à résister à ses désirs.

Mais pas d’héritage ?… Dame ! bonsoir, la compagnie !… La fille d’un riche homme n’est point le fait d’un sans-le-sou !

C’est ce que le père Boiseau ne prit nuls gants, vous pouvez m’en croire, pour répondre aux doléances de l’amoureux.

Et, vert et sec, il vous lui ferma la porte au nez !

Alors, tandis que Francine sanglotait à fendre l’âme dans un coin, le pauvre Jean-Paul s’en fut, de son côté, désespéré.

III

Et où aller ?… Jean-Paul était orphelin… Jusque-là, il avait vécu chez son oncle, surveillant les terres, soignant le bétail, s’occupant à tout du mieux qu’il pouvait, hardi travailleur, ne boudant point à la besogne, mais, avec cela, sans un métier déterminé…

A quoi bon, en somme, puisqu’il devait posséder le bien de son oncle, un jour venant ?

Or, voilà qu’il se trouvait, tout de go, autant dire sans feu ni lieu, car n’était-ce point une dérision que cette méchante cassine de la Saulaye, – compris « ses meubles meublants » ?

Point d’autre porte où frapper que celle de la voleuse d’héritage, cette coquine de Manon !

Jean-Paul se rendit donc au « château » demander le gîte et le souper jusqu’à ce qu’il eût avisé à mieux.

Mais il reçut là un bel accueil !… La Manon, sitôt de retour de chez le notaire, n’avait eu rien de plus pressé, comme bien on suppose, que de fourrer son nez dans les paperasses du défunt, à seule fin de s’assurer de la valeur de l’héritage… Or, n’avait-elle pas découvert, la Manon, que ce facétieux de père Granger avait engagé ses biens, sur belles et bonnes hypothèques, pour la totalité de leur valeur ?… A telle enseigne qu’il n’avait laissé, en réalité, à sa malgracieuse légataire, rien d’autre, ou guère s’en faut, que les soucis d’une pharamineuse liquidation à opérer !… Qu’avait-il donc pu faire, le vieux grigou, de l’argent reçu en retour de l’engagement de ses biens ?

Je vous laisse à deviner la façon engageante dont fut reçu le neveu !

– Fainéant !… Race de voleurs !… Canaille !

Et ci, et ça, et bien d’autres compliments encore !

Bref, Manon jeta à Jean-Paul ses nippes par la fenêtre, en l’invitant à aller se faire pendre ailleurs !

Se pendre ?… C’était, ma foi ! une solution après tout, et notre Jean-Paul y pensa sérieusement, car en un jour et d’un seul coup tout lui manquait !… Mais on ne se pend pas à la veille de la Noël, et le pauvre garçon, ayant ramassé son petit bagage, se dirigea, faute d’un autre asile, vers sa « propriété » de la Saulaye.

Il pénétra donc dans le triste logis, se laissa tomber sur un escabeau et, plongeant sa tête dans ses mains, s’abandonna à ses réflexions qui n’étaient pas de couleur de rose, je vous prie de le croire !

La nuit vint. Le vent s’était levé, un vent du Nord glacial, qui entrait avec des sifflements rageurs, comme à travers une écumoire, par les mille trous des murs de torchis. Jean-Paul, se sentant frissonner, alluma une résine et inventoria l’intérieur de la cassine où, du vivant de son oncle, nul, pas même lui, n’avait été admis à pénétrer.

Il avisa un grossier foyer, à côté duquel s’entassait une pile de bûches provenant des arbres formant la clôture de la propriété, et bien sèches, mises là, sans doute, depuis des années.

Le jeune homme transporta trois ou quatre de ces bûches dans le foyer, non sans peine, car elles étaient énormes et lui parurent extraordinairement lourdes ; une poignée de copeaux y mit aisément le feu, et une belle flamme claire ne tarda pas à illuminer la pauvre cahute.

– Allons ! pensa Jean-Paul mélancoliquement, autant de gagné !… Je ne mourrai toujours pas de froid cette nuit !… Et, maintenant, couchons-nous !… Qui dort dîne !…

Le lit se composait d’un cadre de bois sommairement équarri, avec un sac de « balle » d’avoine pour matelas, et une peau de mouton pour couverture ; mais dans la situation de Jean-Paul, on n’y regarde pas de si près !

Tandis qu’il ôtait ses sabots, l’idée lui vint de les placer devant l’âtre, comme au temps de sa petites enfance, quand l’oncle y déposait, dans la nuit de Noël, quelque menu cadeau, – singulière superstition dont il fut le premier à sourire, – oh ! d’un sourire bien mélancolique ! – en songeant à sa détermination fermement arrêtée d’en finir bientôt avec la vie.

Après quoi, ayant envoyé une dernière pensée à sa chère Francine et ramené la peau de mouton sur son nez, il s’endormit au son des cloches du bourg, carillonnant à toute volée, et aux crépitements des vieilles bûches jetant joyeusement de fantastiques gerbes d’étincelles…

IV

A l’âge de notre héros, il n’est pas d’émotions qui tiennent contre le besoin de sommeil, et Jean-Paul dormit à poings fermés jusqu’au grand jour.

Lorsqu’il s’éveilla, des rais de soleil pénétraient par toutes les fentes de la cabane. Il faisait une claire journée, un froid sec. Jean-Paul se frotta les yeux, s’étira paresseusement, puis, rejetant sa peau de mouton, sauta à bas de sa couche rustique et chercha ses sabots…

Alors il se souvint.

– Ah ! fit-il en souriant tristement, parions que l’ongle m’aura oublié !…

Erreur !…

Dans l’âtre refroidi, au milieu d’un tas de cendres, quelque chose reluisait, – reluisait à tel point que l’on eût dit un lingot d’or !

De l’or ?… Allons donc !…

Jean-Paul s’approcha, incrédule, regarda, douta encore un instant, – et, enfin, poussa un cri de joie !

Eh bien ! oui… devant les sabots… il y avait, là… il y avait, – riez si vous voulez, mes amis ! – il y avait, vrai de vrai ! un monceau de pièces d’or !…

– Mais, objecterez-vous, d’où pouvait sortir un pareil trésor ?

Des bûches, parbleu ! tout simplement des belles bûches de saule, transformées en autant de coffres-forts par cet oncle ingénieux !

Et le tas, – ainsi qu’il suffit au neveu de quelques coups de hache pour s’en convaincre, – le tas entier était farci du précieux métal, – les bûches, toutes les bûches, étaient des bûches d’or !…

Le père Granger prouvait ainsi, décidément, jusque dans la mort, qu’il n’avait pas volé sa réputation de fieffé original !

V

Le dénouement, on le devine : notre Jean-Paul obtint la main de sa chère Francine, la cupide Manon mourut de jalousie, et, avec le contenu des « meubles meublants de la Saulaye », les jeunes époux achetèrent le château où, toutes choses remises à leur vraie place, fauteuils au salon, volailles au poulailler, ils vécurent heureux – comme on l’est dans les contes de fées.

Le Petit Parisien, 23 décembre 1900

Une réflexion au sujet de « Les bûches d’or, de Maxime Audouin »

  1. Un conte lumineux, une évasion enchantée. Bravo pour ce choix pour clôturer ce calendrier de l’Avent! Cette année encore, tu as déniché de vraies pépites. Joyeux Noël à tous!

    J’aime

Laisser un commentaire